Il y a une semaine, Gérald Gallenne a perdu la vie, renversé par son ami Cédric Rochereuil, depuis mis en examen pour meurtre en état d’ivresse manifeste (voir notre article). Cet accident tragique survenu au Rheu, impliquant deux chefs d’entreprise bien connus de la région, remet sur le devant de la scène la consommation d’alcool dans l’univers patronal.
Si les dangers du vin et autres boissons au travail sont bien documentés chez les salariés, le sujet demeure largement tabou chez les entrepreneurs. « Tout le monde le sait, mais personne n’en parle », confie une consultante. En Bretagne comme en France, le problème n’est toutefois pas nouveau. « Il y a une vraie culture de la boisson à la Chicandier (humoriste français) », témoigne un avocat rennais. « À la tablée de Moigné ou ailleurs, j’ai toujours refusé d’y aller. Je n’avais pas envie de me retrouver rond comme un ballon en début d’après-midi. » Lui, comme d’autres, ne comprend pas d’ailleurs cette culture. Il est même assez dur. « C’est souvent les mêmes que l’on récupère devant les tribunaux pour délits routiers. »
Un autre dirigeant pointe lui du doigt les pressions exercées sur ceux qui ne boivent pas. « Si tu refuses un verre, on te traite de pisse-froid, de gars triste, d’intellos. C’est un rituel viriliste qui perdure depuis tant d’années », explique-t-il. Mais ce qu’il condamne surtout, c’est la conduite sous l’emprise de l’alcool. « Se mettre minable, chacun fait ce qu’il veut. Mais quand on est responsable d’une entreprise, avec des salariés, on prend un taxi ! Pour moi, se comporter autrement, c’est de l’irresponsabilité, voire un agissement meurtrier. »
Entre responsabilité et déni
Tous ne partagent pas cette vision. Certains refusent les généralisations (et sûrement à raison). « Gérer une boîte, c’est être irréprochable », défend un chef d’entreprise. « Beaucoup de dirigeants sont aujourd’hui responsables. Nous ne sommes plus dans les années cinquante avec des repas d’affaires qui s’éternisent. Ce n’est pas parce que quelques brebis galeuses font n’importe quoi qu’il faut jeter l’opprobre sur toute une profession. » Preuve en est le comportement de Gérald Gallenne, juste avant le terrible accident. «Il a pris les clés de Cédric Rochereuil et a voulu l’empêcher de prendre sa voiture », confie un dirigeant.
Sébastien Tertrais, journaliste et ancien entrepreneur, a pourtant constaté le phénomène à plusieurs reprises. « Certains secteurs d’activités sont plus enclins à l’alcoolisme que d’autres. Les jeunes générations sont moins concernées, mais d’autres substances prennent malheureusement le relais. L’ivrognerie, sous prétexte professionnel, est une réalité que tout le monde connaît, mais que peu osent dénoncer. » D’après l’Observatoire français des Drogues et des toxicomanies (OFDT), près de 10 % des cadres supérieurs rencontrent des problèmes liés à la consommation d’alcool. « Ce chiffre est alarmant quand on sait que ces personnes sont censées guider et inspirer leurs équipes, » précise le site « Réseau addictions ».
Mais selon ce réseau, les chefs d’entreprise sont souvent très doués pour masquer leur dépendance. « Les réunions matinales se transforment en lieux où le café fort cache aisément l’haleine alcoolisée de la veille. Cette dissimulation peut avoir des conséquences dramatiques sur les décisions stratégiques prises. Imaginez un PDG en état d’ébriété, signant des contrats ou validant des projets. Le manque de lucidité mène à des erreurs coûteuses, affectant non seulement la société, mais aussi ses employés. »
Face à ce fléau, des dispositifs d’accompagnement existent. Reconnaître le problème est la première étape, mais elle reste difficile dans un environnement où l’aveu de faiblesse est souvent perçu comme un échec. « Le monde de l’entreprise est impitoyable, et les attentes en termes de performance sont fréquemment inhumaines », souligne un spécialiste des addictions. « Se faire aider devient un acte de responsabilité. » Cédric Rochereuil, lui-même chef d’entreprise, avait déjà eu quelques soucis avec l’alcool. Mais ce premier coup de semonce n’avait pas été utile…Son affaire servira-t-elle d’exemple ? Si le sujet refait surface aujourd’hui, combien de temps faudra-t-il avant qu’il ne retombe dans l’oubli ?