Journée pluvieuse, ce 13 mai 2024. Devant la prison des femmes, Marie David, praticienne en philosophie, est déjà là sous un parapluie. Quelques portiques de sécurité plus tard, la magnifique cour intérieure du centre de détention est vide, désespérément vide. Un tour de clé et la bibliothèque ouvre ses portes pour un café-atelier philo. Entre ces quatre murs fermés, quatre prisonnières sont assises autour de Marie : Christine, Elisabeth, Sophie et Martine (prénoms changés). Dans cet espace de « liberté d’expression », elles se sont déjà penchées sur le « pardon ». Cette fois-ci, elles réfléchissent sur la notion de « solidarité ».
En salopette bleue, Christine prend rapidement la parole. « La solidarité, c’est une force incassable, une unité », dit-elle d’une voix grave à la Macha Méril (actrice et écrivaine). « Elle permet à toutes et tous de traverser une épreuve », assure Sophie. « Elle est une aide désintéressée », ajoute Elisabeth. Martine, plus réservée, reste silencieuse. Entre elles, le respect domine, prédomine : elles se coupent rarement la parole. Seule, Marie David oriente parfois le débat. « L’entraide rimerait donc avec altruisme. » Spontanément, Elisabeth acquiesce sans hésiter. « Elle est tout le contraire de l’égoïsme. Elle est une main tendue ! », convient-elle.
Devant elle, Martine décide enfin d’entrer dans la discussion. « La solidarité, je la perçois comme un engagement social pour les autres. Dans les manifs récentes des gilets jaunes, tout le monde était ensemble pour lutter contre le pouvoir. » Un avis partagé par Christine : « La solidarité est une cause commune. » Encore une fois, Marie intervient pour préciser les concepts et mentionner des noms de philosophes. Mais la conversation reprend de plus belle. Les quatre femmes s’expriment tour à tour, riant parfois de leurs bons mots. Elles en oublient presque la présence du journaliste. « Nous devrions être plus unies entre nous », dit Christine. « Dans certains cas, on se balance entre nous. Nous sommes vingt dans notre division. Pourquoi ne pas nous serrer les coudes ? »
Soudainement, leur condition de prisonnière revient dans la conversation. Les quatre femmes évoquent les mots de partage, de résistance. « Je ne suis pas d’accord », intervient Martine. « Pour mon cadeau d’anniversaire, tout le monde a participé. Nous ne sommes pas toujours en confrontation. Notre vie dépend de celles des autres. » À cette réflexion, l’une d’elles pense à sa famille. « Lors de la dernière guerre, notre village espagnol a aidé des juifs à traverser la Méditerranée. C’était magique. »
Pour la troisième fois, la professeure intervient pour recentrer le débat. « La solidarité est-elle le contraire de l’individualisme ? » « C’est peut-être vrai », répond Christine. « Lors du dernier scrutin, nous étions seulement vingt-sept détenues à voter sur 200. Tout le monde sème ses cailloux. Même en prison, nous ne nous opposons pas ensemble aux décisions de la direction. Pour la question de la suppression des rideaux, nous aurions dû nous regrouper. » Encore une fois, leur incarcération revient sur la table. « Quand ma bouilloire ne fonctionnait pas, j’aurais aimé plus de soutien », dit l’une. « La solidarité de la bouilloire ! » ironise une autre.
Une dernière fois, Marie ramène le débat au cœur du sujet. Elle pousse ses interlocutrices dans leur retranchement. « Tout seul, on va plus vite. Ensemble, on va plus loin », affirme Sophie. « C’est le cas du Colibri », ajoute Elisabeth. « Lors d’un incendie de forêt, comme le dit la légende amérindienne, seul le petit oiseau s’activait, allant chercher quelques gouttes avec son bec pour les jeter sur le feu. Il faisait sa part. Nous avons donc besoin les unes des autres. »
L’heure est venue de se quitter avec quelques conseils de lecture, des références, et des citations de Schopenhauer et de Sartre. Sagement, les quatre apprenties philosophes écoutent Marie pour son dernier atelier-philo. Mais elles veulent encore s’exprimer. « Vous m’avez réconciliée avec la philosophie », dit Martine. « C’était riche. On n’avait plus l’impression d’être en prison », précise une autre. En refermant la porte du pénitencier, le téléphone du journaliste sonne comme un retour à la réalité. Les paroles d’une détenue résonnent soudainement en lui. « Derrière nos murs, on n’a pas de portable. On a le temps de réfléchir ! »
Infos+ : « Mon souhait de proposer de tels ateliers à la prison est en lien avec mon projet », explique Marie. « Je veux animer des espaces de rencontres philosophiques pour tous les publics, quel que soit l’âge, la culture, le niveau d’étude ou le parcours de vie. Il m’a semblé que cette pratique est particulièrement pertinente pour les femmes incarcérées : elle offre un lieu de réflexion, de remise en question personnelle, mais aussi de non-jugement et de liberté d’expression. Ces échanges développent le savoir-vivre ensemble, l’écoute, le respect et la tolérance. En tant que praticienne de la philosophie, la nature humaine me passionne. J’avais envie d’expérimenter cette expérience auprès de femmes aux parcours atypiques. »