Avant que la photographie ne s’impose et que l’imagerie d’Épinal ne conquière les campagnes, Rennes possédait déjà sa propre tradition d’images populaires. Cette tradition, issue de l’art des cartiers-dominotiers, date du XVe siècle. Ces artisans, qui gravaient sur bois, fabriquaient des jeux de cartes et d’oie colorés en bistre et jaune, mais aussi des estampes, des papiers marbrés ou polychromes destinés à tapisser les murs. Ils étaient aussi les crateurs des images enluminées. « Ils furent les pionniers de l’imagerie populaire », écrit Henri Jouin, dans Rennes, il y a cent ans.
Une image enluminée est l’ancêtre direct de la bande dessinée ou de l’affiche populaire. Elle était une estampe imprimée à partir d’une gravure sur bois, ensuite rehaussée de couleurs à la main. Elle représentait souvent des saints protecteurs, des scènes morales ou humoristiques, et servait à la fois d’ornement et de support de dévotion dans les maisons modestes, les cabarets ou les auberges rurales. À Rennes, l’enluminure de Notre-Dame des Fleurs, patronne des laboureurs, ou celle de saint Cornély, patron des animaux, comptaient parmi les sujets favoris.
Mais l’incendie d’une moitié de la ville, en 1720, nous aura même privés de bien des œuvres curieuses, dont subsiste, à nos Archives départementales, un spécimen unique, « le Valet à tout faire ». On y voit un personnage comique, à la fois grotesque et sympathique. Avec ses oreilles d’âne, son groin de cochon, son justaucorps et ses menues culottes laissaient imaginer des jambes de cerf. « Il court sur un sol verdoyant et fleuri. En sa main droite et sur l’épaule, une perche de porteur d’eau, au bout de laquelle deux seaux pleins oscillent.
Ce dessin est accompagné d’une complainte chantée, où le personnage se présente avec humour. « Je suis premièrement médecin, apothicaire et chirurgien ; je fais prendre fort adroitement douche, lavement, médicament : je suis le Valet à tout faire. » Et plus loin : « Je suis chandelier, moutardier, un bon laboureur, teinturier en toute couleur, brodeur, tanneur, ramoneur, logeur. »
Représenté, le Valet incarne l’homme à tout faire du monde ancien, figure de la débrouille et du service universel. Il est une sorte d’allégorie du peuple laborieux, qui « fait tout, sait tout, et ne se plaint jamais. » Dans les années 1830, l’image originale se vendait chez Pierre Bazin, libraire et graveur « rue du Puits-du-Mesnil » (aujourd’hui rue d’Estrées et rue Nationale). Il en avait « gravé sur bois et imprimé » les planches. Après Bazin, d’autres imagiers perpétuèrent cette discipline à Rennes : Lefas, puis Pierret, son successeur. La différence de leurs procédés résidait surtout dans la technique de gravure et la finesse de la mise en couleur. Sous Louis-Philippe, leur art se maintenait dans les provinces tandis que Paris innovait avec des publications de luxe. Mais à Rennes, on continuait de produire des scènes rustiques et charmantes.
« Les cartiers-dominotiers étaient eux-mêmes imprimeurs de leurs gravures sur bois ; sauf si l’image était accompagnée de complainte . Dans ce cas, ils devaient recourir à leur confrère l’imprimeur, celui-ci ayant l’exclusif privilège d’employer les caractères mobiles. » Les images enluminées de Rennes témoignent d’une culture visuelle artisanale aujourd’hui disparue, où la couleur, la satire et la foi populaire cohabitaient. Elles décorèrent les murs des foyers bretons bien avant l’arrivée des journaux illustrés ou des affiches lithographiées. Elles sont aussi les ancêtres directs de l’imagerie d’Épinal, dont les colporteurs diffusaient plus tard les gravures dans toute la France.


